Panait Istrati : acte premier, Kyra Kyralina

La matière est sensible, autant donc évacuer les questions épineuses dès le début. Mon point de vue inclut en règle générale plus qu’il n’exclut : Panait Istrati appartient à la France. Il a écrit en français, a habité en France, entre autres à Masevaux, où je rêve secrètement d’acheter une maison pour mes vieux jours, en tant que localité la moins chère de mon département, ou presque. Même lorsqu’il emploie à la chaîne des mots roumains ou fait revivre des quartiers de Brăila ou Galați, il se rattache à la littérature française. Les critiques et autres universitaires roumains, voire français, qui ne se priveront pas de prendre position sur le sujet, j’y reviendrai sans doute un jour, considéreront leur objet d’étude comme bon leur semble, ils ne sauraient interdire toute position divergente. Ceci posé, Kyra Kyralina, en roumain Chira Chiralina, traduit ou transposé par l’auteur lui-même, inaugure l’œuvre d’Istrati, son roman le plus célèbre, central, le plus abordable aussi, le plus universel.

Dieu qu’il y aurait de choses à en dire. En premier lieu, il s’agit de l’amour qu’un frère porte à sa sœur, une des choses les plus universelles qu’on puisse imaginer à l’époque dont on parle. Aujourd’hui, avec moins de deux enfants par femme en France, bien moins en Roumanie, la situation a certes changé, mais tout de même. Et puis, les enfants en question ont perdu leurs parents.

Ensuite, en 1923, l’auteur aborde la question de l’homosexualité de front et va dans le sens de la tolérance, sans cependant nier l’existence de la débauche. Si l’on se souvient de Proust et de ses considérations sur la malédiction des invertis, son audace saute aux yeux. Mais Istrati était un guerrier. Ses personnages sympathiques brûlent en permanence la chandelle par les deux bouts, ne savent pas épargner ou compter et vivent au jour le jour, souvent dans la misère. Ils possèdent cette chaleur qui leur confère la vie et les rend capables de ces émotions de la ressusciter en les autres, comme l’amitié, la plupart du temps, mais aussi le courage physique, celui des haïdoucs, que nous rencontrons également ici pour la première fois : Cosma et Élie.

L’Orient imprègne aussi ce roman, qui s’étend jusqu’à Istanbul et Damas, lieux de débauche, mais aussi de liberté, comme celle qui est fournie à Stavro par la vente du salep. Depuis ce roman, j’en ai acheté à l’épicerie turque du coin, et je m’en fais à l’occasion, dès que j’ai envie d’être libre. La contrepartie de la liberté consiste en une cruauté parfois primitive : crever les yeux à sa femme en guise de punition pour débauche, par exemple. Aujourd’hui, les chansons sur les radios destinées au grand public crachent couramment du nouchi, Istrati a fait entrer l’Orient, surtout le roumain, dans la langue française, sans lendemain, malheureusement au fond, quand on pense à tous les anglicismes contemporains, pas seulement dans la langue de Molière.

L’œuvre ne fait pourtant que commencer, elle qui ouvre sur tant d’infini…

Robin Plancque

Le chocolat noir de Gib I. Mihăescu

 

Nous sommes en Roumanie dans les années 1920 : on reconnaît à l’évocation de la statue de Mathias Corvin la ville de Cluj. Lucian Negrișor est amoureux de mademoiselle Eleonora, amour contrarié au point qu’elle se marie avec son rival, Modreanu. Lors de ses tribulations dans la ville, Lucian Negrișor, en roumain le « noiraud », croise une Hongroise, Șari, elle aussi une femme chocolat, à cause de la couleur de sa peau. Mais il revient vers mademoiselle Eleonora, qui…

Un roman expérimental d’une voix à part dans la littérature roumaine, à une période où Panait Istrati écrit des romans de heiduques. La structure du roman tient quelque peu du puzzle, mais comme il ne se prolonge guère, on ne s’y perd pas. Plusieurs thèmes se dégagent, le premier restant pour moi celui de la jeunesse masculine, de ses fantasmes, de ses hésitations, de ses renoncements, de son exclusion, sa désinsertion dirait-on aujourd’hui. Negrișor, le narrateur, fantasme sur une scie qui découperait son rival, mais hésite, puis se dérobe devant elle, comme lorsqu’on n’ose guère aborder quelqu’un. Lucian s’exclut à un tel point qu’il finit par coucher avec une Hongroise, dont la peau ressemble cependant à celle d’Eleonora, une couleur chocolat qui devient une obsession, à tel point que lorsqu’il essaye de s’expliquer, il se fait confus comme Virgil Tănase.

Romancer les amours d’un jeune Roumain et de deux noires relevait en 1925 de la folie, ou pas loin. Mais l’auteur savait sans doute qu’on n’est jamais très loin de la folie et l’obsession, physique surtout, ressemble au fil rouge de son œuvre. Dans la littérature de son pays, Gib I. Mihăescu, comme ailleurs du reste, demeure à part, entouré de ces peaux noires que je croisais jadis du côté de Strasbourg Saint-Denis, à Paris, rue Sainte-Apolline. S’y plonger, discrètement, du regard, provoquait vite une fascination paradoxale, celle d’un champ brun lissé par ses grains de beauté. Quant à la Femme chocolat, elle pousse à s’encanailler dans des endroits peu recommandables comme Negrișor s’assoit  sur l’appui des fenêtres : c’est une potion dangereuse mais aphrodisiaque, érotique jusqu’à une perte qu’on espère délicieuse.

Robin Plancque

L’histoire perdue de Mateiu Caragiale

Je ne suis pas de ceux qui croient qu’il y ait des premiers de cordée et des derniers de cordée. Cependant, il existe une littérature qui gagne, et une autre qui perd. La première, à moins qu’il ne s’agisse finalement de la dernière (les choses finissent fréquemment par changer), n’a pas vraiment besoin de moi : j’ai l’impression qu’on la retrouve déjà partout.

L’œuvre de Mateiu Caragiale (1885-1936) entre en France dans la seconde catégorie. Son grand roman a été traduit du roumain en français sous le titre Les Seigneurs du Vieux-Castel par Claude Levenson et se trouve indisponible, même d’occasion. On pourrait presque généraliser à l’ensemble de la littérature venue de Roumanie : difficile de s’en procurer ne serait-ce que les classiques.

Un objet à trouver

Ceci posé en tant que décor, j’ai le plaisir de posséder Pajere / Aigles royaux, qui est donc une édition bilingue des poésies du même Mateiu Caragiale, que j’ai achetée d’occasion sur un site roumain. Pour progresser dans la description de la situation, on parle toujours de l’auteur en citant son nom et son prénom, pour le différencier de son père, Ion Luca Caragiale, considéré comme l’un des trois grands classiques de la littérature roumaine (avec Eminescu et Creangă), ceci pour ceux que les hiérarchies rassurent. L’œuvre du père est tout aussi introuvable en français, et les biographies officielles oublient rarement de mentionner que nous parlons d’un fils « naturel ». Enfin, mentionner une question épineuse, la prononciation : [‘matej] en vous priant d’excuser ma transcription en alphabet API, je n’ai plus pratiqué depuis longtemps. En d’autres termes, le « u » final ne se prononce pas. Une perte de plus.

Le livre est d’un format énorme : il dépasse le A4 pour une centaine de pages de poèmes, et encore. Nous sommes en 1983 et le livre a été conçu comme une œuvre d’art, pour le plus grand nombre si je considère le prix que j’ai payé. De vieilles illustrations ont été récupérées dans des livres du dix-huitième siècle, on a sorti des lettrines et des polices un peu particulières, le papier est soigné, les noms de tous les techniciens sont cités, enfin bref : un objet.

S’il fallait extrapoler : 1983, éditions Cartea românească (le livre roumain, littéralement, difficile de faire plus officiel), à une époque où le régime de Ceaușescu n’était pas encore finissant, mais déjà bien avancé dans son tournant nationaliste. Aigles royaux : un titre idéal pour une édition de prestige censée illustrer la grandeur du pays, donc plus ou moins du régime.

Le cahier des charges de Romulus Vulpescu

Le texte porte plus ou moins la marque de ce prestige : le traducteur, Romulus Vulpescu, s’est imposé un cahier des charges qui ressemble à quelque pensum. Il a traduit les poèmes en alexandrins, avec rimes et douze pieds à chaque vers. Ceci alors que la versification roumaine d’origine est (comme chez d’autres poètes roumains, mais sans qu’on puisse attribuer à cette forme le même caractère académique que l’alexandrin a pu avoir en France) irrégulière : en général, autant que je sache scander en roumain, un vers de treize syllabes alterne avec un vers de quatorze. Je ne parle même pas de la forme en France à cette époque : je me souviens avoir lu dans les premières pages des Inrockuptibles quelques années plus tard un poème de Nathalie Quintane, et j’y aurais bien cherché des alexandrins, mais…

La question du nationalisme

Le traducteur fait preuve d’une grande érudition. Le texte ne lui épargne guère les difficultés, dès le titre. « Pajere », ce sont effectivement les aigles royaux, au sens de l’espèce biologique d’aigles, mais aussi les aigles en héraldique. Histoire de se casser un peu la tête : en français, les aigles en héraldique sont féminins. Faut-il alors dire « aigles royaux » ou « aigles royales » ? Toutefois, le français n’est pas sa langue maternelle et il finit toujours par en rester quelque chose (épicuréisme pour épicurisme, par exemple). Ceci étant, son travail reste une incroyable somme, un labeur à respecter. On peut aussi ne pas partager sa vision du texte de Mateiu Caragiale : Vulpescu y voit « un féodalisme dur (…) qui éleva une barrière de courage devant les migrations et les invasions traditionnelles ». Après la chute du communisme, il gagna les rangs du parti nationaliste de Vadim Tudor.

Le féodalisme est certes dur, j’ai cependant tendance à attribuer aux poésies de Mateiu Caragiale une portée plus générale. Les termes employés, souvent dans les titres, comme « le guerrier », le « dignitaire » ou le « vaincu » peuvent désigner des hommes vivant sous tout régime. Je crois que l’auteur vise le pouvoir en général, qu’il qualifie de sanglant, voire de triste, surtout pour les femmes (voir ses vers sur les princesses). La barrière de courage est encore plus douteuse : les créatures épargnées par la sauvagerie des hommes ne paraissent guère exister, si ce n’est un « sage », le seul qui soit égaré au milieu du massacre, en lequel on peut voir un portrait fantasmé du poète tel qu’il devrait être. De même, si l’étranger est parfois dépeint en termes peu flatteurs, le « chroniqueur », le « boyard » ou le « dignitaire » sont des autochtones : on n’a donc guère besoin d’invasions pour obtenir le carnage. En apparence, les ors du pouvoir sont élégants et la poésie prestigieuse. Mateiu Caragiale était d’ailleurs attaché aux apparences de la noblesse et calé en héraldique, entre autres. Mais le fruit est véreux et, à l’intérieur des poésies, la véritable nature des dirigeants et, chose importante, leur profond malheur, se révèlent. Satirique, misanthrope, Mateiu Caragiale s’éloigne du sage qu’il décrit. Sa biographie décrit une vie d’excès en tous genres, de crises morales. Autre différence : le sage est oublié des chroniqueurs, Mateiu Caragiale est bel et bien passé à la postérité et toujours lu. Enfin, plutôt en Roumanie, où ses livres sont trouvables…

Une figure : Perpessicius

Perpessicius, c’était son pseudonyme, était une figure de la critique roumaine. Critique influent à son époque, héros de la première guerre mondiale, où il fut amputé d’un bras, il écrivit également des poésies, aujourd’hui introuvables même en Roumanie. Il est resté « célèbre » (c’est relatif) pour avoir établi une édition complète (énorme, une quinzaine de gros volumes) des œuvres de Mihai Eminescu, qui est considéré en Roumanie comme le poète national. Mais il faut essayer d’éclairer un peu le concept : pourquoi poète national ? Parce qu’il a contribué à forger la langue roumaine, dont l’usage était encore récent, en inventant des mots qui sont restés jusqu’à aujourd’hui, et est demeuré populaire. Je n’ai guère d’équivalent français à proposer : Du Bellay ou Ronsard, mais La Pléiade préconisait l’imitation des Anciens et quels poètes de l’époque sont toujours vraiment populaires aujourd’hui ?

Victor Hugo, c’était plus tard. La place de William Shakespeare dans la littérature anglaise me paraît un point de comparaison plus pertinent.

À la même époque, il a également établi une édition des œuvres de Mateiu Caragiale, un peu oubliée, dans l’ombre de celle d’Eminescu. Le tableau chronologique à la fin de l’œuvre est, je pense, un des seuls, voire le seul texte de lui traduit en français.

C’est un peu cela, un haveur, celui qui creuse pour trouver des textes perdus, comme ces mineurs de mon enfance et de ma région, qui se sont eux aussi perdus.

Robin Plancque