Nous sommes en Roumanie dans les années 1920 : on reconnaît à l’évocation de la statue de Mathias Corvin la ville de Cluj. Lucian Negrișor est amoureux de mademoiselle Eleonora, amour contrarié au point qu’elle se marie avec son rival, Modreanu. Lors de ses tribulations dans la ville, Lucian Negrișor, en roumain le « noiraud », croise une Hongroise, Șari, elle aussi une femme chocolat, à cause de la couleur de sa peau. Mais il revient vers mademoiselle Eleonora, qui…
Un roman expérimental d’une voix à part dans la littérature roumaine, à une période où Panait Istrati écrit des romans de heiduques. La structure du roman tient quelque peu du puzzle, mais comme il ne se prolonge guère, on ne s’y perd pas. Plusieurs thèmes se dégagent, le premier restant pour moi celui de la jeunesse masculine, de ses fantasmes, de ses hésitations, de ses renoncements, de son exclusion, sa désinsertion dirait-on aujourd’hui. Negrișor, le narrateur, fantasme sur une scie qui découperait son rival, mais hésite, puis se dérobe devant elle, comme lorsqu’on n’ose guère aborder quelqu’un. Lucian s’exclut à un tel point qu’il finit par coucher avec une Hongroise, dont la peau ressemble cependant à celle d’Eleonora, une couleur chocolat qui devient une obsession, à tel point que lorsqu’il essaye de s’expliquer, il se fait confus comme Virgil Tănase.
Romancer les amours d’un jeune Roumain et de deux noires relevait en 1925 de la folie, ou pas loin. Mais l’auteur savait sans doute qu’on n’est jamais très loin de la folie et l’obsession, physique surtout, ressemble au fil rouge de son œuvre. Dans la littérature de son pays, Gib I. Mihăescu, comme ailleurs du reste, demeure à part, entouré de ces peaux noires que je croisais jadis du côté de Strasbourg Saint-Denis, à Paris, rue Sainte-Apolline. S’y plonger, discrètement, du regard, provoquait vite une fascination paradoxale, celle d’un champ brun lissé par ses grains de beauté. Quant à la Femme chocolat, elle pousse à s’encanailler dans des endroits peu recommandables comme Negrișor s’assoit sur l’appui des fenêtres : c’est une potion dangereuse mais aphrodisiaque, érotique jusqu’à une perte qu’on espère délicieuse.
Robin Plancque